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Entretien avec Paul Perrin, conservateur des peintures au Musée d’Orsay

© Sophie Crépy

Le Tote Bag : Monsieur Paul Perrin bonjour, vous êtes conservateur des peintures au musée d’Orsay, commissaire de l’exposition « Enfin le cinéma ! » qui vient de se terminer le 16 janvier 2022, comptabilisant au total 210 000 entrées. Vous êtes également commissaire de l’accrochage James McNeill Whistler (1834-1903), chefs-d’œuvre de la Frick Collection de New York, qui a débuté ce 8 février 2022, ma première question est donc : Comment allez-vous Monsieur Perrin en ce début d’année qui semble réjouissant ? 

Paul Perrin : Un peu fatigué mais je vais bien ! C’est une année dense mais je suis ravi d’avoir eu autant de beaux projets. Pour un conservateur il y a des périodes au rythme plus intense que d’autres, celles de préparation d’expositions, de gestion quotidienne des collections, et surtout de concrétisation de projets. C’est aussi très satisfaisant de voir ces projets au long cours arriver à maturation.

Formation et métier de conservateur

Pouvez-vous brièvement nous expliquer votre parcours d’études ?

J’ai commencé ma formation avec un bac L option arts plastiques au lycée le Corbusier à Poissy : c’est là que j’ai pu découvrir l’histoire de l’art, par l’intermédiaire de mon professeur d’arts plastiques, monsieur Serge Faucher. Je me suis décidé à faire des études d’histoire de l’art sans savoir exactement quel métier je ferais. Je n’étais pas familier du milieu de la conservation et des musées – bien que visitant parfois ces lieux avec ma famille  – , je n’avais pas connaissance de l’existence du métier de conservateur.  

Après avoir réussi le concours d’entrée à l’École du Louvre, j’ai suivi la presque totalité du cursus que propose l’établissement : premier cycle (Licence), deuxième cycle (Master) puis classe préparatoire pour le concours de conservateur. Dès ma première année je me suis spécialisé dans les arts du XIXe siècle qui me passionnaient déjà. Parallèlement, je suivais aussi la spécialité art contemporain pour mon plaisir personnel et pour cultiver mon ouverture d’esprit.

En master, mon sujet de recherche portait sur la réception critique de l’œuvre de Pierre-Auguste Renoir. Poussé par l’École du Louvre qui encourage les doubles cursus, j’ai décidé de suivre une licence d’histoire à Nanterre, par correspondance, qui a enrichi ma formation de nouveaux savoirs et d’une réflexion sur les questions de méthode en histoire. J’ai ensuite intégré la classe préparatoire de l’École du Louvre en vue de passer le concours de l’INP (Institut National du Patrimoine), puis celle de la Sorbonne (Paris IV). J’ai été reçu à l’INP après ma deuxième tentative au concours.

Dès ma première année à l’École du Louvre, j’ai effectué un stage chaque été pour acquérir une expérience professionnelle et surtout pour mieux comprendre la réalité des musées ou découvrir d’autres domaines. J’ai été stagiaire successivement au musée d’Orsay, au musée de l’Orangerie, puis à la rédaction de Beaux-Arts magazine. J’ai fait un nouveau stage au musée d’Orsay pour mon Master 2. Enfin, lorsque je préparais le concours, je suis parti faire un stage à la Frick Collection à New York pendant deux mois, afin de compléter mon parcours par une expérience internationale (et aussi perfectionner mon anglais). C’était assez génial de pouvoir réviser le concours avec les collections des musées new-yorkais sous les yeux,  j’ai fait toutes les nocturnes du Metropolitan Museum of Art pendant deux mois ! 

J’ai été également chargé de Travaux Dirigés devant les Œuvres (TDO) à l’École du Louvre pendant ces années de prépa, j’enseignais l’art du XIXe siècle au musée d’Orsay, au Petit Palais et au musée Rodin. Et enfin, je travaillais comme guide conférencier pour la ville de Versailles ; je faisais des visites guidées du château et de ses jardins. Cette expérience, bien que hors de mon domaine de spécialisation, a été très enrichissante : elle m’a permis de me confronter directement au(x) public(s), aux questions d’accueil des visiteurs, de médiation, de flux touristique, etc. Puis j’ai été admis au concours de conservateur (fonction publique d’État, spécialité musées) en 2012, à l’âge de 26 ans. J’ai suivi la formation d’un an et demi à l’INP, fait d’autres stages (au musée Fabre à Montpellier, à l’Art Institute of Chicago, à la Conservation des œuvres d’art religieuses et civiles de la ville de Paris), puis j’ai été directement « affecté » au Musée d’Orsay. J’ai eu beaucoup de chance car un poste se libérait et le Président du musée, Guy Cogeval, cherchait à renouveler son équipe avec de jeunes conservateurs, je l’en remercie énormément. Cet été, cela fera déjà huit ans que je suis arrivé à Orsay.

Envie de quitter le Musée d’Orsay ?

Un jour sans doute ! Pour l’instant c’est toujours un immense plaisir de travailler à Orsay, les collections de ce musée sont inégalables et me passionnent toujours autant. C’est un musée dynamique qui a beaucoup de projets : on ne s’ennuie pas !

Comment qualifieriez-vous l’enseignement de l’histoire de l’art à l’École du Louvre ?

Cela fait déjà 15 ans que je ne suis plus élève à l’École, mais je crois savoir, maintenant que j’y suis enseignant, que les grands principes pédagogiques et l’organisation des études ont peu changé. J’ai été personnellement très satisfait de mes années d’études en tant qu’élève. Un des grands points forts de l’École est son programme qui embrasse l’ensemble du spectre chronologique et géographique de l’histoire de l’art, de la préhistoire à nos jours, sur tous les continents. Aucune autre formation ne propose une telle exhaustivité, et une telle ouverture sur les arts extra-européens ou sur l’art populaire. C’est une évidence mais suivre des Travaux Dirigés devant les œuvres (TDO), dans les salles des musées, est aussi un point essentiel, rien ne remplace l’observation directe et l’approche matérielle des œuvres. L’offre dans le domaine des cours de spécialités est aussi extrêmement riche, c’est une grande chance de pouvoir avoir autant de choix.

Le fait que les intervenants soient pour l’essentiel des professionnels des musées et non des universitaires a ses avantages et ses inconvénients, même si en premier cycle je ne crois pas que ce soit réellement déterminant. On pourra regretter certaines lacunes en termes de méthode et de pédagogie parfois, une focalisation sur l’objet au dépend d’une approche plus abstraite et problématisée de l’histoire de l’art et de ses méthodes… mais les conservateurs savent aussi très bien questionner leur discipline, faire de la recherche et transmettre leurs connaissances, ce sont là les missions des musées !

Pourquoi vous être spécialisé dans le XIXe siècle ? A votre avis, pourquoi cet engouement du public pour certaines des œuvres du XIXe siècle ?

Il y sans doute plusieurs raisons liées à mon enfance derrière cette première inclinaison pour le XIXe siècle, des souvenirs de visite du Musée d’Orsay, le goût de mes proches pour l’impressionnisme, l’attachement à certains lieux que j’associe à des artistes ou à des œuvres (la banlieue parisienne et les bords de Seine, la côte normande, dont est originaire une partie de ma famille, la Provence, où j’ai habité quelques années quand j’étais enfant, etc.). Je crois que beaucoup de gens aiment la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle et notamment l’impressionnisme pour ces mêmes raisons, ça n’est pas très original. Il y a d’ailleurs un vrai bonheur à travailler sur une période aussi populaire, qui touche autant de gens à travers le monde, pour le dire vite : qui rassemble et qui fédère.

© Garance Giachini

Derrière cet attachement « sentimental », il y aussi bien sûr une curiosité intellectuelle pour les grandes questions politiques, économiques, scientifiques, religieuses, et sociales du XIXe siècle, et des affinités particulières avec certains « traits de caractère » de cette période : le goût éclectique, la volonté de tout voir, de tout comprendre, l’espoir en la science, la foi dans l’éducation, dans les valeurs de la République, mais aussi le doute métaphysique, une certaine mélancolie face au temps qui passe ou dans la relation de l’homme des villes à la nature, etc. Cette période de « modernité désenchantée », pour reprendre le titre d’un ouvrage récent, est très proche de nous par certains aspects, et nous tend un miroir dans lequel il est passionnant de regarder.

Missions

Quelles sont vos missions en tant que conservateur ? A quoi ressemble une journée-type ?

Au Musée d’Orsay nous sommes une équipe d’une quinzaine de conservateurs, dont cinq-six pour la collection de peintures (environ 5 000 œuvres). Chaque conservateur est responsable d’un « lot » d’artistes et de « mouvements ». Je m’occupe ainsi d’une partie de la collection impressionniste (Pierre Auguste Renoir, Gustave Caillebotte, Frédéric Bazille, Paul Cézanne ou Mary Cassatt par exemple), et également de toute la collection des « académiques ». Ce sont deux domaines passionnants et très complémentaires, qui permettent de ne pas avoir une vision du XIXe siècle trop orientée ou partisane (certains historiens des courants plus modernes connaissent dans le fond assez mal la peinture académique, et inversement, ce qui produit parfois des jugements un peu caricaturaux dans les deux sens…). Nous avons aussi des spécialisations géographiques, dans mon cas je travaille plus particulièrement sur l’Angleterre et les États-Unis.

Il n’y a pas vraiment de journée type : notre emploi du temps change tout le temps en fonction de nos projets – qui varient dans le temps – et de leur état d’avancement ! Nos missions varient également selon que vous travaillez dans un musée très spécialisé comme Orsay, ou un musée des beaux-arts plus généraliste, un musée très touristique, ou un musée avec un public plus local, etc. À Orsay, nous avons à la fois la charge de la collection (gestion de l’accrochage, des restaurations et acquisitions, etc.) mais aussi des responsabilités à l’échelle nationale car nous sommes un « grand département » (missions de conseils et d’expertise pour les acquisitions des autres musées de France, participation à des commissions régionales, avis sur la délivrance des certificats d’exportation des œuvres, etc.). Une grande partie de notre temps est consacrée à la préparation d’expositions, qui comprend de nombreuses tâches. Ces expositions sont souvent pour nous l’occasion d’approfondir notre connaissance de la collection et de faire de la recherche.

Comment est reconnu le métier de conservateur, comment est-il perçu par le grand public ?

Je pense qu’une majorité des gens ne connaissent pas l’existence de ce métier, comme ils ne soupçonnent pas toute l’activité des musées. Ou alors pour beaucoup c’est toujours l’image du vieil érudit dans ses réserves poussiéreuses qui domine, avec sa veste en tweed à coudières en cuir (mea culpa j’en possède une…). Il faut dire que cette image est régulièrement réalimentée par le cinéma, les séries ou même les jeux vidéo (je pense au hibou toujours somnolant d’Animal Crossing !). Mais les choses évoluent, et les réseaux sociaux notamment nous permettent de faire connaître ce métier et de l’incarner autrement.

Quelle a été votre première mission lorsque vous avez pris votre poste ? 

Je m’en rappelle car j’avais peu de temps pour la réaliser ! Un espace d’accrochage thématique au sein du parcours devait être renouvelé. J’ai dû proposer un nouveau programme en seulement deux semaines je crois : il portait sur le thème de la religion au XIXe siècle. Cette expérience m’a permis de me familiariser très vite avec les collections et avec les équipes qui travaillent autour des accrochages en salle, c’était une bonne mise en condition !

Vous êtes très actif sur les réseaux sociaux, votre page Instagram compte plus de 16 000 followers : Qu’est-ce qui vous a motivé à engager cette activité connectée ? Est-ce une manière de démocratiser votre fonction et de démocratiser l’histoire de l’art ? Quel est votre public ? Des personnes spécialisées ou simplement des curieux ?

J’ai commencé à être actif sur les réseaux sociaux quand j’étais à l’INP. Puis j’ai continué quand je suis arrivé à Orsay en 2014. J’étais alors responsable des déplacements d’œuvres effectués le lundi, lorsque le musée est fermé au public. Certaines sont prêtées pour des expositions, d’autres reviennent : c’est un mouvement permanent, l’accrochage du musée n’est pas figé. Chaque accrochage résulte aussi de choix dont les visiteurs des musées ne se rendent pas forcément compte. Mettre un tableau dans telle salle, à côté de tel autre, c’est le fruit d’une intention et c’est une forme de discours que produit le musée.

« J’ai trouvé intéressant de pouvoir montrer cela, cette activité et ces choix qui montrent à quel point le musée est vivant et comment ce que vous voyez sur les cimaises est le résultat d’un travail : j’ai donc commencé à publier des photographies et explications de ces accrochages du lundi sur Twitter. La réponse des abonnés était très positive : ils étaient très intéressés par cette phase cachée du travail muséal ! »

J’ai ensuite développé d’autres approches des œuvres et du métier sur les réseaux sociaux (notamment avec l’arrivée des « stories » sur Instagram en 2017), afin de montrer les coulisses du musée ou des expositions mais aussi de parler de mes sujets de recherche, faire des analyses d’œuvres, partager des visites de musées et d’expositions à travers le monde. Nous avons cette chance immense de faire un travail où nous sommes quotidiennement au contact de chefs-d’œuvre, il faut essayer d’en faire profiter le plus grand nombre. Le musée est là pour ça, mais pour ceux qui ne peuvent se déplacer, ou qui ne viennent pas souvent, les réseaux sociaux peuvent apporter ce rapport aux œuvres.

D’une certaine manière les réseaux sociaux c’est un peu comme le musée ou l’enseignement, c’est du partage et de la transmission, mais avec quelque chose de plus spontanée, de plus personnel et surtout où l’on veut et quand on veut. Ils permettent aussi de combiner cet aspect « médiation » avec une part plus créative (photo, vidéo, dessin, etc.), qui est importante pour moi au quotidien.

Je ne connais pas très bien la composition de mon « public » sur les réseaux, il y a des spécialistes, des conservateurs, des étudiants, mais aussi beaucoup – majoritairement même – de non-spécialistes. C’est d’abord à eux que je m’adresse.

Exposition « Enfin le cinéma »

L’exposition « Enfin le cinéma » a fait un nombre important d’entrées depuis le début de la pandémie, avec plus de 210 000 visiteurs, ce qui surpasse l’exposition James Tissot que vous aviez organisé l’année dernière et qui en avait accueilli 143 000. Mais nous sommes encore bien loin du nombre de visiteurs pré-pandémie, comme avec les expositions « Berthe Morisot » ou « Picasso bleu et rose » en 2019 qui avaient totalisé respectivement 670 000 et 414 000 entrées. Êtes-vous satisfait des retours de cette exposition ? Pensez-vous que cette dynamique de post-pandémie va pouvoir bientôt se rétablir ?

© Garance Giachini

Nous n’avons pas encore retrouvé la fréquentation d’avant la pandémie. L’année dernière nous avons eu peu d’entrées par rapport à nos chiffres habituels en effet : l’exposition Les origines du monde (19 mai – 18 juillet 2021) a par exemple totalisé 150 000 visiteurs. Le tourisme international n’a pas encore repris et le public étranger – notamment asiatique – a diminué, par contre les Français semblent plus nombreux qu’ils ne l’étaient avant la pandémie. La fréquentation des jeunes est aussi en augmentation : Orsay était auparavant très visité par les seniors, mais aujourd’hui les moins de 30 ans sont majoritaires par rapport aux plus de 50 ans. C’est une bonne surprise ! Certes la pandémie a eu pour effet malheureux que les personnes plus âgées sont moins sorties, mais cela montre aussi que notre public se renouvelle.

Pour ce qui est de l’exposition Enfin le Cinéma, le chiffre de 210 000 entrées, comparé aux 350 000 entrées de l’exposition Signac collectionneur pendant la même saison, montre que les expositions thématiques sont toujours un peu moins populaires que celles sur des grands noms de l’impressionnisme et du post-impressionnisme. Le sujet n’était pas facile, les débuts de la production cinématographique sont assez mal connus du grand public, hormis Méliès et les frères Lumière, et notre approche qui consistait à réfléchir à ce que l’on appelle parfois improprement le « pré-cinéma » – en fait aux relations entre le développement des images animées et l’épanouissement de la culture visuelle dans la seconde moitié du XIXe siècle – n’était pas des plus simples à exposer. Il semble en tout cas que les visiteurs, même perplexes, ont beaucoup aimé l’exposition, son côté ludique et réjouissant, et la richesse de ses propositions aussi bien théoriques que visuelles.

Pour cette exposition, vous avez lié le cinéma avec son contexte visuel d’émergence : cette approche a été critiquée pour sa présentation assez chargée, qui était plus complexe à concevoir pour le visiteur qu’une exposition chronologique. Pourquoi ce choix de présentation ? 

Pour ne pas trahir ce qu’est le cinéma des premiers temps, il fallait le recontextualiser dans une culture visuelle large. Ce sont des images et un divertissement qui émergent à la confluence de nombreux domaines, de nombreuses « séries culturelles » comme on les appelle parfois : la peinture et la photographie bien sûr, mais aussi la presse illustrée, les spectacles de foire, la danse et le théâtre, les jouets optiques, etc.… Cette variété était essentielle si on voulait produire donner à voir et à sentir cette accumulation d’images et de dispositifs divers qui a vu émerger le cinématographe.

« Avec les autres commissaires, Marie Robert et Dominique Païni, nous n’avons pas voulu raconter l’histoire de la naissance du cinématographe, mais plutôt donner à comprendre ces premières images animées, ces films, en les mettant en contexte. »

Nous savions que cette approche allait déconcerter un peu le public qui s’attendait peut-être à quelque chose de plus chronologique ou diachronique que thématique et synchronique.L’approche thématique permettait de mettre en valeur quelques grands thèmes, et surtout d’avoir des films dans l’ensemble du parcours, et pas seulement à la fin en conclusion du « récit ». La confrontation entre l’image animée et les autres médiums devait innerver tout le parcours. Cette sorte de bain d’image était aussi très important pour nous :  le visiteur en se promenant est « impressionné » par la diversité des œuvres, établi par lui-même des connexions, un petit peu comme le regard du flâneur du XIXe siècle se promenant dans Paris qui était constamment sollicité par les vitrines des magasins, les affiches et la publicité ambulante des hommes-sandwich, les kiosques à journaux, les spectacle de rue, etc. Le désir pour l’image en mouvement vient aussi de là.

Pouvez-vous nous expliquer les opérations nécessaires à la construction d’une exposition de cette ampleur ?

Chaque projet est différent mais il y a toujours au départ une première idée. Elle peut venir des conservateurs, du président du musée – c’est le plus souvent le cas – ou bien de commissaires et historiens de l’art indépendants, ou encore d’autres musées avec lesquels nous décidons de nous associer si leurs propositions nous semblent intéressantes. Par exemple la première idée de l’exposition Le modèle noir de Géricault à Matisse (26 mars – 21 juillet 2019) venait des États-Unis, de Denise Murrell et de la Wallach Art Gallery. Le musée d’Orsay s’y est ensuite associé et a retravaillé le sujet pour en étendre la période chronologique et développer certaines thématiques absentes de l’exposition de New York. A l’automne 2022, le musée va consacrer une exposition à Rosa Bonheur, idée venue du musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

L’idée d’une grande exposition sur le pré-cinéma et la naissance des images animées était en gestation au musée depuis plusieurs années, un premier projet avait été imaginé sous la présidence de Guy Cogeval, mais c’est Laurence des Cars (ancienne présidente du musée d’Orsay) qui l’a vraiment lancé et soutenu. Elle a demandé à Dominique Païni, commissaire indépendant et critique/théoricien du cinéma, d’en être le commissaire général, puis nous y a associé Marie Robert et moi-même. Nous nous sommes nous-mêmes entourés d’un comité scientifique, avons pu compter sur l’aide apportée par les chargés d’études documentaires du musée, et avons aussi beaucoup bénéficié de nos nombreux échanges avec les auteurs du catalogue (qui compte une cinquantaine de noms !), aux profils très variés. Le Los Angeles County Museum of Art, où se trouve l’exposition en ce moment, s’est rapidement associé à nous.

De nombreuses et longues séances de « brainstorm » et de débats (nous n’étions pas toujours d’accord entre nous), de visionnages de films, de lectures diverses et de recherches dans les collections de musées d’art, de techniques ou de cinéma, nous ont permis de bâtir lentement mais sûrement notre problématique, notre sélection d’œuvres et notre parcours.

Une fois la « liste d’œuvres » et la liste de films établies, vient le temps de l’envoie des demandes de prêts aux musées et institutions partenaires et aux collectionneurs : cette étape nécessite un sens certain de la diplomatie et quelques négociations ! Pour l’essentiel tout le monde s’est montré très généreux avec nous pour ce projet. On recrute ensuite un scénographe, généralement un an avant le début de l’exposition, et l’on co-construit patiemment avec lui le parcours, étape passionnante car une exposition c’est à la fois du temps (comme un livre ou un film !) et de l’espace (un livre ou un film dans lequel on pourrait se promener et dans lequel notre corps est confronté à de vrais objets). Vient ensuite la rédaction du catalogue, des éléments de médiation, la planification du montage de l’exposition et enfin l’accrochage à proprement parler, où se décide encore beaucoup de choses !

« On pourrait faire une analogie entre la fabrique d’une exposition et celle d’un film, ce sont des « œuvres » qui résultent d’un important travail collectif et qui mobilisent de nombreux métiers et compétences. Le conservateur/commissaire en serait à la fois le scénariste, le réalisateur et le metteur en scène. »

© Garance Giachini

Le Covid a-t-il perturbé le bon déroulement de la création de l’exposition ? Avez-vous des regrets, comme des œuvres qui n’ont pas pu être prêtées à Orsay ?

Pas tant que cela, nous avons réussi à maintenir le calendrier tel que prévu au départ et aussi à conserver notre budget initial. Nous avons juste fait une bonne partie de nos recherches en étant confinés et nos réunions en visioconférence ; ce travail à distance nous a notamment empêché de visiter certaines collections et musées. Nous avons été prévenants en essayant de limiter le nombre d’œuvres provenant de collections étrangères pour ne pas avoir de problèmes de transports de dernière minute. Cette résolution a été favorisée par le sujet, centré sur la France. Il nous faut désormais aussi penser en termes d’empreinte carbone de nos collections, et ne faire venir de l’étranger, par avion, que les œuvres strictement nécessaire au propos de l’exposition.

La donation Hays

Le musée d’Orsay a reçu en 2016 puis en 2019 la donation exceptionnelle des époux Hays qui comprend plus de 600 œuvres. Elle constitue l’une des plus grandes donations jamais faites à destination des collections nationales. Dans quelle dynamique se trouve le projet actuellement ?

Les œuvres ont été données au musée mais sous réserve d’usufruit : elles sont donc encore conservées chez la donatrice [Spencer Hays est décédé en 2017] ; le musée ne les recevra qu’au décès de Marlène Hays.

La muséographie du musée va être perturbée : où vont être exposées ces œuvres ? Et quelles sont vos missions dans cette restructuration ?

Les travaux d’aménagement n’ont pas encore commencé mais nous avons avancé dans la réflexion et le choix du futur emplacement dans le parcours, en lien avec la donatrice. Évidement l’arrivée de cette importante collection amènera à revoir significativement certaines zones du musée, mais je ne peux pas vous en dire beaucoup plus pour l’instant.

Futur d’Orsay

Récemment, Christophe Leribault est devenu le président des musées d’Orsay et de l’Orangerie, remplaçant Laurence Des Cars qui a pris ses fonctions au musée du Louvre. Quel impact ce changement de direction engendre-t-il sur le musée ? Notamment dans les grandes orientations générales et dans les expositions ? Vers quoi l’institution se dirige-t-elle (changement de missions / objectifs) ?

Christophe Leribault a fait des annonces générales au moment de sa nomination concernant le renouvellement du parcours de visite (plus de contextualisation et d’éléments de médiation) et l’orientation de la programmation (faire découvrir plus encore les écoles européennes du XIXe siècle), il souhaite aussi poursuivre certains grands projets dans lequel le musée est déjà engagé, notamment la mise en place d’un centre de ressource et de recherche en histoire de l’art du XIXe siècle qui s’installera dans l’hôtel de Mailly-Nesle sur le quai pas très loin du musée. Il fera des annonces plus précises plus tard, concernant notamment les grands investissements financiers du musée (qui a perdu beaucoup d’argent avec le Covid), les projets muséographiques et la programmation d’exposition.

« Bien que les sensibilités de Laurence de Cars et de Christophe Leribault soient différentes, il y aura certainement dans les premières années une continuité avec le projet de l’ancienne directrice. Les présidents des grands établissements publics muséaux, choisis sur un projet personnel et nommés par le président de la République, ont beaucoup de pouvoir, malgré l’existence d’un conseil d’administration et le regard que notre tutelle (le Ministère de la Culture) porte sur l’établissement. Ils impriment donc une marque très forte sur leur musée pendant leur mandat. »

Quelles expositions sont à venir ? Quelles expositions aimeriez-vous organiser ?

En ce moment Antoni Gaudí (12 avril – 17 juillet 2022) et Aristide Maillol (12 avril – 21 août 2022) sont mis à l’honneur au musée. A l’automne, ce sera au tour de Rosa Bonheur et d’Edvard Munch.

Il y mille sujets passionnants à traiter au musée d’Orsay, et ailleurs ! Plusieurs artistes étrangers m’intéressent, comme l’américain John Singer Sargent ou l’anglais Frederick Leighton. Du côté de l’impressionnisme, je travaille particulièrement sur Renoir et Caillebotte, artistes sur lesquels il y a encore beaucoup à dire, notamment sous l’angle des études de genre. Parmi les grands sujets thématiques non encore abordés par Orsay, celui du religieux et du sacré au sens large au XIXe siècle me passionnent et me paraissent essentiels, particulièrement actuels aussi, mais ce sont des sujets difficiles.

Accrochage Whistler

C’était votre dernière actualité, vous avez organisé cet accrochage en lien avec la Frick Collection de New York. Un important ensemble d’œuvres du peintre avait quitté ce musée pour la première fois depuis plus d’un siècle pour être présenté à Orsay. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration exceptionnelle.

© Garance Giachini

Le site « historique » de la Frick Collection, c’est-à-dire la demeure de la famille Frick sur la 5e avenue, est actuellement fermé pour agrandissement et rénovation. Ils ont donc déplacé temporairement leur collection dans l’ancien Whitney Museum, sur Madison Avenue, et décidé dans le même temps de prêter quelques chefs-d’œuvre bien choisi à des institutions européennes. C’est assez exceptionnel car la Frick Collection ne prête quasiment jamais ses collections. Il s’agit là pour eux de nouer des partenariats scientifiques avec nos musées et de faire rayonner la Frick Collection en Europe. Après Orsay, des présentations auront lieu au musée royal de Varsovie, à la National Gallery de Londres, au musée du Prado à Madrid, au Rijksmuseum à Amsterdam, etc.

Pour ce qui est d’Orsay, nous avions convenu du prêt de l’ensemble des œuvres de Whistler car c’est l’artiste du XIXe siècle le mieux représenté dans les collections de la Frick, et pour lequel nous possédons sans doute le chef-d’œuvre, l’Arrangement en gris et noir n°1, portrait de la mère de l’artiste, tableau très singulier et pas toujours apprécié à sa juste valeur dans les salles du musée d’Orsay.

© Musée d’Orsay / Sophie Crépy

Cet ensemble réduit d’une vingtaine d’œuvres permettait de faire dialoguer notre tableau avec ceux de la Frick Collection, et finalement de proposer un résumé assez efficace de la carrière de Whistler, avec des œuvres des débuts et de la fin de sa vie, des paysages et des grands portraits, des peintures et des œuvres graphiques, etc. C’était une opportunité unique, car les œuvres de Whistler sont dispersées un peu partout en Angleterre et aux États-Unis et il est difficile d’organiser une exposition sur cet artiste.

Nous tenions à remercier particulièrement Monsieur Paul Perrin pour nous avoir accueilli chaleureusement au sein du musée d’Orsay.

2 réponses sur « Entretien avec Paul Perrin, conservateur des peintures au Musée d’Orsay »

J’ai beaucoup apprécié la construction de cet article, depuis le parcours de formation de Paul Perrin, jusqu’aux multiples facettes de son métier de conservateur. Nul doute qu’il fera naître des vocations. Les perspectives données par Paul Perrin sont passionnantes, pleines d’enthousiasme et d’un grand professionnalisme aussi. Cela donne envie d’aller au musée d’Orsay et d’aller le rencontrer !

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