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Littérature

Le classique de la semaine : Éloge de l’ombre, de Tanizaki

« Près de la gare – j’ai trinqué – à cette époque aveuglante » Hoshinaga Fumio.

Étourdissante, la modernité l’a toujours été, aux dires des écrivains et des écrivaines. Qu’on la fasse sienne et qu’on aime sa vitesse, ou qu’on la récuse, on a un avis dessus. Concept insidieux, dont la définition se dérobe sous nous, la modernité est de toute éternité. La modernité se redéfinit à chaque époque et se lit toujours au présent. À la fin du XIXe siècle, la grande modernité est celle que l’on nomme la « fée électricité », cette force presque magique que l’on domestique à l’intérieur d’une bulle de verre. Dans son sillage arrivent l’éclairage des lieux publics, des rues, des habitations, un nouveau monde en somme. On retrouve cet aveuglement sous la plume de Fumio, de nombreux écrivains et même sous le pinceau des artistes européens qui l’abordent avec une curiosité fascinée. Comment retranscrire cette incandescence par le moyen des mots et des pinceaux ? Voilà une question qui a par exemple agité la commissaire de l’exposition « Nuits électrique », qui s’est tenue au Musée d’art Moderne André Malraux du Havre entre juillet et octobre 2020.

Le choix de l’épigramme n’est pas un hasard, et ce haïku introduit à merveille l’auteur que je souhaiterais évoquer. Jun’ichiro Tanizaki est un écrivain tokyoïte de la première moitié du XXe siècle. Considéré comme l’une des plumes grandes plumes japonaises, il laisse derrière lui une œuvre en prose très riche, parmi laquelle Éloge de l’ombre, publié en 1933.

De cet éloge, l’auteur évoque plusieurs idées qui selon lui s’articulent autour d’un même principe : électricité et culture japonaise ne font pas bon ménage. En se posant comme critique de la société occidentale et de l’importation de ses principes au Japon, il dresse un portrait des faiblesses de cette lumière artificielle.

Tout d’abord, il montre comment l’essence de la maison japonaise ne s’allie pas à l’électricité et ce pour une raison pratique : ces maisons en bois et à panneaux coulissants, hérités de plusieurs millénaires de culture, ont été pensées à une époque où l’on ne rêvait même pas de la possibilité d’obtenir un éclairage si puissant. Ainsi, lors de l’étape de la construction même, parvenir à apporter l’électricité à l’intérieur est un parcours du combattant, si l’on veut bien entendu que l’ensemble reste esthétique.

Chose qui nous paraît étrange, l’auteur continue en nous parlant des « lieux d’aisance », et de son plaisir a se trouver dans une pièce peu éclairée. On peut alors lire quelques pages assez cocasses qui ne basculent pas dans la grivoiserie mais qui savent garder une finesse et une retenue qui pourront faire sourire. Il nous décrit les toilettes (il faut le dire) avec un tel dépouillement et une telle poésie que la scène prend une tournure presque lyrique. On s’y croirait presque – « au cri des insectes, au chant des oiseaux, aux nuits de lune aussi ». Il semble en tout cas qu’il n’est rien qui n’attire plus sa colère que le carrelage, cette matière éblouissante et lisse qui ne vieillit jamais.

La question du vieillissement, et de la patine des objets est pour lui une question fondamentale, qu’il aborde par le biais de la vaisselle. Il est marqué notamment par la différence des matières utilisées par les occidentaux et les japonais. Ainsi, au Japon, l’on retrouve des laques, dont on loue l’alliance qu’elle produit avec les mets contenus, ou encore les couleurs mates des baguettes, qui contrastent fortement avec les couverts métalliques luisants que l’on utilise en Occident.

L’ensemble de l’ouvrage cherche donc à montrer que tous les aspects de la culture japonaise s’accordent avec une pénombre recherchée. Le grain de riz se détache de la laque du bol et « brille comme une perle ». Au détour des pages, on apprend l’existence du tokonoma, cette alcôve de la maison japonaise, et le sentiment qui devait habiter les châtelains japonais à a vue d’une femme aux dents noircies (un canon de la beauté des époques japonaises anciennes). On en passe même par une recette de cuisine, celle des sushis entourés de feuilles de kaki (le fruit du plaqueminier), qui provient selon l’auteur d’une région montagneuse reculée.

Harunobu, Femme admirant les fleurs de pruniers la nuit, XVIIIe siècle, Metropolitan museum of arts

La conclusion est pourtant sans appel. Ces beaux espaces d’ombre sont concurrencés par la vie à l’occidentale, à la mode, qui se répand au Japon. Il dit lui-même que le pays est « irréversiblement engagé sur les voies de la culture occidentale ». Comme une bouteille à la mer, il veut cependant conserver une trace de cette culture de l’ombre, que ce soit en littérature ou dans la réalité architecturale des demeures japonaises. « Mais il est bon, je crois, qu’il en reste, ne fût-ce qu’une seule, de ce genre ».