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Le classique de la semaine : Lolita de Nabokov

En 1720, Fénelon écrivait dans Réflexions et pensées recueillies “Le but de l’éloquence doit être de persuader la vérité et la vertu”, et l’on pourrait penser que c’est à ce jeu que s’est prêté Nabokov, alors qu’il écrivait Lolita : un roman présenté à la première personne par Humbert Humbert, narrateur de 39 ans, comme une histoire d’amour entre lui et une enfant d’à peine douze ans et demi.

En effet, quoi de moins attrayant pour le lecteur honnête et vertueux que de s’identifier à un obsédé sexuel doublé d’un criminel ?

Pourtant lorsque l’ouvrage est publié aux Etats-Unis en 1958, après trois ans de censure, il connaît un franc succès et demeure en tête des ventes 180 jours après sa sortie. Comment expliquer alors le paradoxe de ce franc succès vis-à-vis de l’histoire originale ? C’est ce qu’il s’agira de démontrer dans cette analyse. 

Un mot d’abord sur l’histoire. L’ouvrage prend la forme d’un mémoire, lequel aurait été rédigé par Humbert Humbert; un homme reconnu coupable de viol sur mineur et autres crimes peu avant son jugement. A travers ce geste expiatoire, l’auteur fictif dit vouloir rendre compte de l’expérience d’un pédophile “de l’intérieur”, diagnostic dont il se revendique, et entreprend donc une longue confession adressée aux membres du jury. Après avoir brièvement fait l’état de sa vie et de son inclinaison conservée depuis un jeune âge pour les petites filles, Humbert en vient à relater comment il est passé de l’imagination et du fantasme à l’action, dans la petite ville de Ramsdale, aux Etats-Unis. C’est ici qu’il a rencontré en 1947 la petite Lolita Haze, fille de sa logeuse, auprès de laquelle il expérimente pendant quelques années des méthodes de séduction successives avant de passer à l’acte, puis de nouer avec elle une véritable relation sur deux ans. Convient-il au lecteur de juger de la nature morale de cette relation, indéniablement abusive ?

Lorsque l’on prend en compte la manière avec laquelle Nabokov ridiculise une telle interprétation, notamment dans l’avant propos qui se veut un guide de lecture moral, rédigé par un prétendu John Ray JR, il est clair que ce n’est pas là son intention. Néanmoins, les adresses répétées de Humbert aux “jurés”, contribuent à faire croire au lecteur que son avis est nécessaire dans le jugement de cette affaire qui lui est présentée comme un “cas clinique”. Or, c’est justement en l’abordant de cette manière que le lecteur se laisse d’abord prendre au piège de la narration : le premier jalon/cadenas est scellé, puisqu’il accepte de laisser de côté sa morale pour lire.

Certes, ce jeu sur la forme est des plus habiles, mais comment pourrait-il suffire à convaincre le lecteur sur plus de cinq cent pages ? Il se trouve qu’il ne le peut pas, et c’est pourquoi Nabokov a recours à divers subterfuges pour tenir son lecteur en haleine. Tout d’abord, il s’arrange pour que le personnage d’Humbert soit suffisamment attachant pour motiver la lecture, en insistant longuement sur son charme, sa culture et son bon caractère. Non seulement est-il décrit comme tel, mais il parvient également à nous convaincre, grâce à une écriture savante et brillamment cynique, de l’intérêt de sa narration. Cela tant et si bien que ses penchants sulfureux tendent à passer pour le seul “défaut” du protagoniste en question, et qu’il est bien tentant pour le lecteur d’en faire abstraction de temps à autre. 

La rhétorique de Nabokov va plus loin encore, puiqu’il semblerait que la première partie du roman soit dédiée à une sorte d’acclimatation du lecteur à la perspective du pédocriminel, à la fois par le biais d’un argumentaire et d’une normalisation de certains phénomènes qui ne devraient pas l’être. Il s’agit d’habituer le “vrai” et le “vertueux” au vice. Dans son argumentaire – ou devrais-je dire son plaidoyer ?- Humbert Humbert s’applique à dédramatiser ses désirs en les plaçant sur le compte de sa condition de “nympholepte”. L’usage même de ce terme, plutôt que celui, plus répandu, de pédophile*, participe d’une distanciation voulue par le narrateur entre le tabou sociétal qu’implique une telle figure et son propre cas particulier. Humbert place ainsi ses penchants et leurs conséquences du côté du fantasmagorique et du merveilleux, plutôt que de celui de la réalité. Les petites filles, pourtant bien réelles, se voient ainsi changer en “nymphettes”, de petites créatures diaboliques, qui, sans en avoir conscience, martyriseraient les pauvres hommes qui auraient eu le malheur de se voir affubler une nature viciée*. D’ailleurs, cette argumentation pourrait presque nous convaincre de temps à autres, par exemple lorsqu’il juxtapose sa théorie aux considérations d’auteurs antiques. Parce qu’il incarne l’intellectuel par excellence, H.H. se permet de laisser entendre que sa vision de l’amour dépasse notre jugement, lequel serait étroitement borné à la morale de son temps : et on le croirait presque ! En effet, les références et les images sur lesquelles s’appuie le narrateur pour parler de Lolita sont essentiellement tirées des topoï de la littérature amoureuse et courtoise, de sorte que le lecteur, s’il manque de vigilance, pourrait penser lire quelque romance classique. Et de fait, dès lors qu’il oublie le contexte originel, il se fait charmer par la beauté de l’écriture, le tour est joué ! C’est en raison de cette expérience très singulière pour le lecteur qui consiste à se faire berner par cette voix narrative qu’il sait pourtant trompeuse et manipulatrice depuis le début que j’ai trouvé ce roman admirable.

Toutefois, le tour de force majeur de Nabokov n’est pas de faire passer le comportement du prédateur sexuel pour celui d’un amant, mais bien de maintenir une constante ambiguïté entre la réalité des faits qui nous sont présentés et le biais romanesque du narrateur. Il est intéressant de noter qu’Humbert lui-même, s’il déplore ses attirances répugnantes est parfaitement conscient de la perversité de ses pensées et de l’atrocité de ses actes. D’ailleurs, cette ambivalence s’illustre à l’échelle du roman par la structure du texte en deux parties équivalentes ; et si la première – comme nous venons de le voir – visait surtout à anesthésier notre sens moral en normalisant l’approche du pédocriminel, la seconde partie dépeint la réalité de cette relation dans tout ce qu’elle a de violent et de malheureux. A vrai dire, un véritable décalage s’opère entre l’idylle rêvé par Humbert dans un premier temps et cette “parodie d’inceste” aux conséquences dramatiques qu’il impose à la fillette. D’ailleurs ce décalage se ressent jusque dans le nom du personnage, qu’Humbert surnomme Lo ou encore Lolita, un nom un peu original qui pourrait faire penser à celui d’une actrice de cinéma, alors que son véritable prénom n’est autre que Dolores, dont l’étymologie suffit à faire supposer une réalité toute autre.

Néanmoins c’est une réalité à laquelle nous n’avons que très peu accès. En effet, en dépit de la lucidité et des confessions d’Humbert sur la réticence et le dégoût de l’adolescente, la nature même du récit à la première personne rend impossible tout accès à l’autre versant de la narration et à la perception de Lolita. Or, c’est un aspect qui, en dépit d’être central dans l’écriture, reste primordial pour une juste compréhension de l’œuvre et de la volonté de Nabokov. A ce propos, il est révoltant de constater à quel point les diverses adaptations cinématographiques comme celles de Stanley Kubrick ou encore des productions de la pop culture comme les chansons de Lana Del Rey ont pu minimiser la violence de cette affaire et la glamoriser, en participant à idéaliser la manipulation d’un criminel et plus largement à la culture du viol. Or, il arrive même que les couvertures du roman soient influencées par cette iconographie (voir ci-contre) dans lesquelles Lolita est représentée dans des postures lascives, en tant que pécheresse puisqu’associée au rouge ou à la pomme édénique. Mais, ajouté au biais du narrateur, de tels choix éditoriaux pourraient donner lieu à de très fausses interprétations du roman.

En changeant la petite fille anodine qu’est la Lolita de Nabokov en ce qui est passé dans le langage courant, une jeune fille aguicheuse, c’est tout le projet littéraire et sa visée qui sont bafouées, puisqu’il ne reste rien de la nuance recherchée par l’auteur. Cependant, il convient de préciser que Christophe Tison s’est prêté à l’exercice de donner une voix à la jeune Dolores Haze dans Journal de L. (1947-1952), un roman publié en 2019 aux éditions la Goutte d’Or qui se veut le pendant féminin du célèbre classique.

Notes

* notons par ailleurs la banalisation de la violence jusque dans le vocabulaire, qui, avec le terme pédophilie, contribue à faire passer des abus sexuels pour une forme d’amour. C’est pourquoi, nous lui préfèrerons le terme de pédocriminel dans notre analyse

** attention toutefois à n’être pas trop dupes à de telles appellations, qui en français, dérogent quelque peu de la connotation impliquée par le terme “nymphet”, dont la sonorité n’est pas sans rappeler en anglais “the nymph“ qui désigne bien une créature fantastique qu’un appareil génital féminin.

Sources :

– un cours dispensé par Pr. Hungerford à l’université de Yale :

– le problème avec la glamorisation de Lolita par Jordan Theresa : https://youtu.be/Xr6JnLN_Fy4