Catégories
Littérature

Le classique de la semaine : Corto Maltese en Sibérie, de Hugo Pratt

« Ce serait bon de vivre une fable »

Comment expliquer que l’on entre dans les aventures de Corto Maltese comme dans un rêve, et qu’on s’en réveille comme au matin ? Je crois que cela tient au fait que les aventures du célèbre marin maltais commencent toujours à mille lieues de là, comme un songe. Le voyage qui l’emporte jusqu’aux confins de la Sibérie s’ouvre à Venise, comme souvent, lieu par excellence d’encrage du fameux « il était une fois ». Chez Bouche Dorée, l’une de ces amies de longue date de Corto, une femme qui connaît les mystères du monde.

Comment un membre de la marine vénitienne se retrouve-t-il en Sibérie ? Nous n’en savons rien. Ce que nous savons, en revanche, c’est que de Venise, nous sommes transportés vers Shanghai. Là, Corto reçoit une étrange visite, celle de jeunes filles membres de la secte des Lanternes Rouges. Elles lui proposent un marché peu anodin : aller récupérer l’or qui se trouve dans le train de l’amiral Kolchak et qui parcourt la Sibérie.

Hugo Pratt a le chic de choisir pour ses intrigues des moments historiques qui incarnent le chaos. L’année 1919, pour la Chine, la Sibérie, la Mongolie et la Mandchourie, est de ces moments qui donnent mal à la tête. Après la Révolution Russe, la noblesse guerrière refuse de se rendre et prend les armes pour lutter contre les Rouges. Ils livrent bataille dans leurs trains armés, aidés par les seigneurs de guerre chinois et les grandes puissances occidentales qui font de la Chine une mosaïque politique complexe. Parallèlement, la Mongolie tente elle aussi de se rallier au communisme.

Ce fameux train de l’or, qui est le but de la quête de Corto, est convoité par de multiples entités. Les sectes chinoises, les nobles russes, les chefs de guerre et autres cinglés, les occidentaux, les révolutionnaires bolcheviques… Une fois n’est pas coutume, l’entreprise se révèle ardue pour Corto Maltese.

Celui qui a lu Corto Maltese sait que le récit ne ressemble à aucune autre bande dessinée, pour la simple et bonne raison que l’auteur a pris des libertés avec l’énonciation, la manière dont est raconté le récit. Ainsi, les premières pages de l’ouvrage sont censées donner une information sur le début de l’histoire, ouvrir l’intrigue et lancer le lecteur dans le récit. L’auteur choisit ici un mode particulier d’introduction, poétique et onirique, qui détourne le lecteur de l’histoire pour le plonger dans un monde permanent. Ce monde n’a pas grand-chose à voir avec les intrigues politiques qui vont suivre. Il s’agit ici pour la voix de la narration de plonger d’emblée le lecteur dans cette atmosphère magique et presque ésotérique qui fait la spécificité de la série imaginée par Hugo Pratt. Ces quelques dessins nous introduisent dans l’univers du marin, peuplé de personnages de contes, de kabbales, d’ésotérisme. Il est question de fable, de passage dans le temps et de longueur des jours.

Corto Maltese en Sibérie met également à l’honneur une autre forme de croyance spirituelle, celle du chamanisme. En effet, de nombreuses sociétés asiatiques cherchent à entrer en relation avec l’invisible, les esprits. Cela s’incarne pour Corto en la personne d’un chaman tibétain qui prédit l’avenir aux personnages. Une occasion pour l’auteur d’emporter le lecteur dans un espace temps neutre, où le chaman devient la personnification de la mort, et de donner des indices sur le déroulement de l’intrigue.

L’auteur continue à se jouer de la narration à la fin du récit, alors que l’histoire arrive à sa conclusion. La voix du récitant s’efface afin de laisser la place aux personnages, qui deviennent les témoins des derniers faits et gestes de Corto. Comme si quelqu’un nous racontait en réalité cette histoire depuis le début, cette voix conclut : je n’ai plus d’informations supplémentaires à vous donner, mais voici quelques personnes bien informées qui pourront vous en dire long. Technique intéressante qui permet d’extraire la focalisation sur le personnage principal et de prendre l’histoire par un autre morceau, au fil des anecdotes. Il y a là également quelque chose de très poétique, qui correspond à la tonalité recherchée.

Le recours à la poésie est fréquent chez Pratt. Alors que Corto est pris dans une tempête de neige, il lui vient soudain l’envie de réciter du Rimbaud. Il s’agit du poème Sensation :

Par les soirs bleus d’été, j’irai par les sentiers, / Picoté par les blé, fouler l’herbe menue : / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. / Je laisserai le vent baigner ma tête nue. / Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : / Mais l’amour infini me montera dans l’âme, / J’irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature , – heureux, comme avec une femme.

La littérature est très présente dans l’œuvre de Pratt, et le marin fait souvent référence à la poésie ou à la tradition narrative occidentale. D’ailleurs, au début de l’oeuvre, Corto lit nonchalamment l’Utopie, de Thomas More, dans son bain.

D’autres formes de références sont présentes dans l’oeuvre, à travers le personnage de la jeune mongole Changhai Li, et de la comtesse russe Marina Seminova. Ces deux femmes feraient référence à Marlene Dietrich et Anna May Wong dans Shanghai Express, de Josef von Sternberg, réalisé en 1932. Marlene Dietrich incarne le personnage surnommé Shanghai Lily, une cocotte européenne. La proximité des noms n’est pas un hasard, mais il est intéressant de voir que c’est pour le personnage mongole que ce nom a été adapté par Pratt. Dans le film, Anna May Wong joue également le rôle d’une prostituée de luxe, qui assassine un seigneur de guerre qui a abusé d’elle. C’est sans doute ce caractère vindicatif qui a tapé dans l’œil de l’auteur.