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Décret du 2 décembre : la crainte de la surveillance

Le 2 décembre sonne toujours comme une date mémorable. Le 2 décembre 1804, Napoléon Ier se faisait sacrer empereur à Notre-Dame. Quelques décennies plus tard, le 2 décembre 1852, c’est au tour de son neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, de faire un coup d’État qui mettra fin à la Deuxième République, en se proclamant empereur. Plus d’un siècle et demi plus tard, le 2 décembre 2020, c’est au tour du gouvernement Castex de participer, à l’inscription de cette date dans les annales, avec son décret n° 2020-1511.

L’état du droit avant le décret de 2020

Pour le comprendre, il faut s’intéresser au droit antérieur, c’est-à-dire à l’article R. 236-11 du Code de la sécurité intérieure, avant sa modification par le décret du 2 décembre 2020. Cet article prévoyait que le ministre de l’intérieur soit autorisé « à mettre en œuvre un traitement de données à caractère personnel dénommé “Prévention des atteintes à la sécurité publique”». Ce fichier permettait de « recueillir, de conserver et d’analyser les informations qui concernent les personnes dont l’activité individuelle ou collective indiquent qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique ». Jusque-là, cet article prévoyait donc la possibilité de tenir un fichage des personnes pouvant représenter un risque pour la sécurité publique. Un second alinéa venait préciser l’application de ce fichage. En effet, les personnes susceptibles de fichage étaient celles « susceptibles de prendre part à des activités terroristes ou d’être impliquées dans des actions de violence collectives ».

En outre, l’article suivant, à savoir R. 236-12, précisait limitativement les informations qui pouvaient être collectées dans le cadre de ce fichage : « motif de l’enregistrement, informations ayant trait à l’état civil, à la nationalité et à la profession, adresses physiques, numéros de téléphone et adresses électroniques, signes physiques particuliers, etc. ».

Enfin, l’article R. 236-13 alinéa 2 prévoyait que par dérogation, il était possible de ficher les personnes présentant les risques mentionnés plus haut en raison de leurs « activités politiques, philosophiques, religieuses ou syndicales ». Si cette disposition prêtait déjà à discussion, il en résultait que seules les « activités » étaient susceptibles de fichage. En d’autres termes, seules les actions concrètes étaient concernées.

Les modifications apportées par le décret de 2020

Si l’on s’arrête à première lecture du nouveau décret, le problème n’est pas tout de suite visible. Pourtant, en y regardant de plus près, la difficulté est sérieuse. Il faut, pour le comprendre, reprendre les trois premiers articles du nouveau décret, qui modifient respectivement les articles R. 236-11, R. 236-12 et 2. 236-13 du Code de la sécurité intérieure que nous avons vu plus haut.

Le nouvel article R. 236-11, tel qu’il résulte des modifications du nouveau décret prévoit un élargissement des personnes susceptibles d’être fichées. En effet, alors que la version antérieure était limitée aux « personnes », le nouvel article précise qu’il peut s’agir de « personnes physiques ou morales ainsi que des groupements ». En d’autres termes, peuvent être fichées les individus (personnes physiques), les entreprises ou associations (personnes morales), ainsi que des groupes d’individus. Par ailleurs, alors qu’il était précédemment affirmé que les informations collectées étaient celles des « personnes susceptibles de prendre part à des activités terroristes », il est maintenant ajouté les personnes susceptibles de « porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ». Si le terrorisme est bien défini légalement, l’atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République est une notion des plus floues : un gilet jaune qui casse le portail du ministère de l’intérieur pourrait-il être fiché à ce titre ? Un séparatiste ou indépendantiste pourrait-il l’être au titre de l’atteinte à l’intégrité du territoire ? Bref, ce n’est pas clair. Il appartiendra donc au ministre de l’intérieur et à la direction générale de la police nationale de définir, selon leurs propres définitions, quelles personnes sont concernées.

L’article R. 236-12, tel qu’il est modifié par le décret, prévoit quant à lui un élargissement considérable des informations qui peuvent être fichées. Ainsi vous est dressée une liste non exhaustive qui ne présente que les informations les plus importantes, et qui sont donc les plus contestées : « situation familiale, documents d’identité, origines géographiques, éléments patrimoniaux, facteurs familiaux, sociaux et économiques, addictions », etc. Si ces informations constituent une base importante pour lutter contre le terrorisme, rappelons tout de même qu’elle n’est pas le fruit de la justice, mais uniquement des services du ministère de l’intérieur, sur de simples suspicions, c’est-à-dire sans qu’une infraction pénale n’ait été préalablement commise.

Enfin, et c’est la disposition qui fait le plus parler, l’article 3 du décret modifie l’article R. 236-13 du Code de la sécurité antérieure. Rappelons que l’ancien article prévoyait que les personnes pouvant faire l’objet d’un fichage étaient celles ayant « des activités politiques, philosophiques, religieuses ou syndicales ». Désormais, nul besoin d’une activité, seulement d’avoir des « opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale ». Ainsi, la seule opinion ou conviction, sans action qui y soit liée, pourrait faire l’objet d’un fichage. Soyons clair avec un exemple : si un gouvernement venait à arriver au pouvoir et qu’il considérait que le marxisme ou toute autre philosophie, ou encore que telle ou telle religion représente un risque pour l’État, les sympathisants de ces croyances / mouvements seraient susceptibles d’être fichés.

Les peurs liées au décret

Vous l’aurez compris, ces modifications permettent d’intensifier les fichages en élargissant les informations recueillies, et d’élargir le nombre de personnes fichées en augmentant les critères de fichage. Rappelons deux points centraux, qui ont déjà été abordés plus haut, mais qui ont le mérite d’être revus. Premièrement, le fichage n’est en rien judiciaire, il n’est que du chef du ministre de l’intérieur et de la direction générale de la police. En cela, le fichage ne présente aucune garantie d’indépendance et d’impartialité, contrairement aux mesures judiciaires. Secondement, le fichage ne repose sur aucune infraction pénale, mais seulement sur des suspicions, d’autant plus qu’il n’est plus nécessaire de participer à des activités, mais que seules des opinions ou des convictions peuvent faire l’objet d’un fichage.

Sources :

M. Untersinger, « Le gouvernement élargit par décret les possibilités de fichage », Le Monde, 7 décembre 2020,  disponible sur : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/12/07/le-gouvernement-elargit-trois-fichiers-de-renseignement_6062511_4408996.html

S. Neumayer, A. Jacquet, C. Hilary, J. Vitaline, E. Pelletier, C. Pary, C. Krauskopff, « Fichages : les décret du gouvernement inquiètent », France 3, 10 décembre 2020, disponible https://www.francetvinfo.fr/politique/jean-castex/gouvernement-de-jean-castex/fichage-les-decrets-du-gouvernementinquietent_4214537.html

Articles R. 236-11, R. 236-12 et R. 236-13 du Code de la sécurité intérieure dans leur version antérieure au 2 décembre 2020.

Décret n° 2020-1511 du 2 décembre 2020 modifiant les dispositions du code de la sécurité intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel dénommé « Prévention des atteintes à la sécurité publique »