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Arrêt de la Cour Suprême des Etats-Unis : quid de la démocratie ?

Selon un sondage en date du 22 janvier 2020 de la Fondation Kaiser Family, 69% des Américaines et des Américains sont opposé.e.s à l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade rendu 49 ans plus tôt. Une position univoque qui n’a pas empêché les juges d’annuler ce droit constitutionnel.

De quoi parle-t-on ?

L’information n’aura échappé à personne, et certainement pas aux lecteurs et aux lectrices de notre média : par un arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization rendu par la plus haute juridiction des Etats-Unis, la Cour suprême, les juges ont décidé que « The Constitution does not confer a right to abortion; Roe v. Wade, 410 U. S. 113, and Planned Parenthood of Southeastern Pa. v. Casey, 505 U. S. 833, are overruled; the authority to regulate abortion is returned to the people and their elected representatives », traduisez : « La Constitution ne garantit aucun droit à l’avortement ; Roe contre Wade, 410 U.S.113, et Planned Parenthood of Southeastern Pa. Contre Casey, 505 U.S. 833 sont révoqués ; la compétence pour réglementer l’avortement est à nouveau confiée au peuple et à ses représentants élus ». Cela signifie que désormais, il revient aux Etats de décider si oui ; ou non, l’avortement doit être légal, illégal, criminalisé, et d’en décider les modalités. Dix Etats ont déjà pris, ou annoncé leur intention de prendre des mesures pour criminaliser le recours à l’IVG.

Un enchainement de circonstances préjudiciable

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Photo : Nicolas STAMBACH

Pour comprendre comment il a été possible d’en arriver là, il faut saisir le fonctionnement de la Cour suprême.

Fondée en 1789 et sommet du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, elle tranche en dernier recours des décisions prises tant au niveau fédéral qu’au niveau des Etats fédérés. Elle est composée de 9 juges nommés à vie par le Président après approbation du Sénat.

Mais aux Etats-Unis, la séparation des pouvoirs n’étant pas aussi stricte que ce qu’elle est en France, le caractère politique des nominations est acquis. En d’autres termes, le Président nomme des personnalités qu’il sait de son camp ou de son orientation politique. Par ailleurs le vote se fait à la majorité… d’un nombre impair. Ainsi, la mort ou le départ en retraite d’un.e seul.e juge sous un mandat présidentiel donné peut faire basculer la Cour suprême dans un camp plus ou moins conservateur, et ainsi changer le paysage politico-social du pays.

Car en effet les décisions de la Cour suprême concernent des sujets de société, portés par des contentieux que la Cour tranche sur la base de la Constitution et de son interprétation. Après l’arrêt fondateur Marbury contre Madison de 1803 fondant sa compétence, la ségrégation dans l’enseignement public a été aboli en 1954 par l’arrêt Brown contre commission scolaire de Topeka, par l’interprétation du 14ème amendement, le fameux « vous avez le droit de garder le silence » et d’autres droits sont devenus une obligation des policiers en 1966 avec Miranda contre Arizona, et la peine de mort fut rétablie après interdiction par l’arrêt Gregg contre Géorgie de 1976.

Quid de la démocratie américaine ?

69% des Américain.e.s s’étaient déclaré.e.s contre la révocation de l’arrêt Roe contre Wade, lequel a tout de même été révoqué.

Dèmos kratos, démocratie : le pouvoir par le peuple communément transformé en une représentation du peuple par le vote, dans la prise de décision. S’il n’existe pas, en effet, actuellement, de démocratie directe, même la démocratie indirecte suppose par essence que le peuple voie sa volonté réalisée par le biais de ses représentants. Pourtant, dans notre affaire, 69% des Américain.e.s s’étaient déclaré.e.s contre la révocation de l’arrêt Roe contre Wade, lequel a tout de même été révoqué.

Une remise en cause du caractère démocratique du système américain

Comment expliquer alors, dans un Etat qui se prétend démocrate, que la volonté de 7 citoyen.ne.s sur 10 soit bafouée ? C’est que le système de représentativité et de prise de décisions, en particulier judiciaires, du pays, n’est pas si représentatif. L’arrêt tout récemment rendu en est une illustration claire.

En novembre 2016, et alors que la plupart des sondages d’opinion donnaient Hilary Clinton gagnante de l’élection présidentielle, c’était pourtant Donald Trump, candidat républicain, qui se voyait accéder à la Maison Blanche. Les sondages ne s’étaient pourtant pas fondamentalement trompés : Hilary Clinton récoltait bel et bien davantage de voix citoyennes que le candidat républicain, mais le système de représentativité changeait la donne.

En effet, contrairement aux français.e.s, ce ne sont pas les citoyen.ne.s Américain.e.s qui élisent leur Président.e directement. Sont d’abord élu.e.s à la place les délégué.e.s « Grands Electeurs ». Chaque Etat compatibilise ensuite les suffrages et attribue ainsi la totalité de ses « Grands Electeurs », lesquels forment le collège électoral qui élit le Président. Là se trouve la brèche par laquelle un Président tel que Trump a pu être élu. En 2016, 59 937 338 personnes avaient voté pour lui, soit 47,5 % des voix. Mais le système non proportionnel avait consacré 306 « grands électeurs » pour Donald Trump et 232 pour Hillary Clinton. Grossièrement, Trump était donc élu par les Grands électeurs, et la Présidente du peuple était Clinton.

Mais le système peu représentatif ne s’arrête pas là.

The Roberts Court, April 23, 2021 .Seated from left to right: Justices Samuel A. Alito, Jr. and Clarence Thomas, Chief Justice John G. Roberts, Jr., and Justices Stephen G. Breyer and Sonia Sotomayor .Standing from left to right: Justices Brett M. Kavanaugh, Elena Kagan, Neil M. Gorsuch, and Amy Coney Barrett. .Photograph by Fred Schilling, Collection of the Supreme Court of the United States.

La Cour Suprême est donc, par sa structure et son mode de nomination, sujette à de nombreux changements d’orientation, au gré des décès et des départs en retraite de ses membres. Il y a peu l’équilibre entre libéraux et conservateurs était encore garanti : 4 juges conservateurs (Roberts, Thomas, Alito et Gorsuch), 4 juges progressistes (Kagan, Sotomayor, Bader Ginsburg et Breyer) et un juge tantôt libéral, tantôt conservateur qu’était Anthony Kennedy. Mais la succession de deux événements que furent la retraite de Kennedy et la mort de Ruth Bader Ginsburg, 5 semaines avant l’élection qui a consacré Biden comme président, ont achevé de changer la balance en faveur des conservateurs. Ont ainsi été nommé.e.s successivement Brett Kavanaugh et Any Coney Barrett.

C’est ainsi une conjonction de mécanismes et de circonstances particulières, le scrutin présidentiel indirect et peu représentatif, la retraite et la mort de deux juges, la séparation très souple des pouvoirs exécutif et judiciaire, et le non-respect par Trump de la tradition de délai de nomination, qui ont conduit à ce qu’un droit aussi fondamental que celui de recourir à l’interruption volontaire de grossesse, consacré quelques cinquante ans plus tôt soit tout simplement annulé.

Le caractère très indirect de la démocratie américaine, et en quelques sortes, le défaut de démocraticité inhérent au régime ont donc mené à ce qu’une telle décision aussi impopulaire soit-elle, qui remet en cause un droit fondamental, puisse voir le jour. Nul doute que cela risque de ne pas être la dernière.

De nombreux obstacle à la fidélité de la représentation du peuple

Si les obstacles à la démocratie tiennent pour beaucoup au régime, d’autres, qui tiennent davantage à des modalités à première vue futiles de l’élection, et minent encore un peu plus la démocratie états-unienne.

Le premier problème à pointer du doigt est celui de l’absence de liste électorale unique, laquelle est pourtant indispensable à la sincérité du scrutin. En effet, il existe aux Etats-Unis pas moins de 13 000 listes qui sont élaborées à différents échelons territoriaux : les Etats, les villes, les comtés, les municipalités. Pour se convaincre du réel problème que cela peut poser, il suffit de prendre en compte une commission de 2005, bipartisane, présidée par Jimmy Carter et James Baker, ainsi qu’une étude du Pew Center on the State. Résultats ? « 1 800 000 morts figurent sur les listes, 2 750 000 électeurs sont inscrits dans plusieurs États, dont 140 000 dans quatre États à la fois ».

Plus scandaleux encore, un certain nombre de mesures tenant à l’identité électorale, sur laquelle il nous avait pourtant semblé que le pays n’était pas si regardant, ont pour effet, sinon pour objet, d’exclure purement et simplement une partie de la population, et évidemment pas les WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Exemple éloquent, le Texas, berceau du progressisme et de l’inclusion en tout genre, adoptait en 2011 une loi exigeant des électeur.ice.s une pièce d’identité avec photo, laquelle n’est pourtant pas obligatoire, mais bel et bien payante, ce qui exclut la partie la plus pauvre de la population (21% des électeur.ice.s noir.e.s et 18% des électeur.ice.s hispaniques ne pourraient ainsi pas voter). Pour arranger les choses, et dans sa grande gratitude, la loi prévoit néanmoins que d’autres documents puissent être utilisés : le permis de port d’armes, mais pas la carte d’étudiant.e. Fort heureusement, l’Etat étant soumis par le Voting Rights Act de 1965 à l’accord du département fédéral de la justice avant toute mesure concernant la législation sur le vote, cette loi fut interdite.

Enfin, pour pallier ces problèmes, une mesure a été établie à l’échelle nationale, mise en place au niveau de chaque Etat par des magistrat.e.s élu.e.s (souvenez-vous de la séparation des pouvoirs aux Etats-Unis). Il s’agit du « provisionnal ballot », (comprenez bulletin provisionnel), qui permet à une personne dont l’identité ou la capacité électorale serait douteuse, de voter, avant qu’une commission examine si le vote doit être pris en compte. Problèmes, les critères sont équivoques et diffèrent selon les Etats, et le caractère partisan de l’élection des magistrats transforme cet outil en un risque de fraude et d’instrument électoral.

Ainsi donc, les Etats-Unis, qui exportent leur modèle démocratique comme un bien précieux de leur soft law, surprennent désormais le monde en revenant, malgré l’opinion publique, sur un des droits fondamentaux si durement acquis par les femmes à travers la planète. Cela ne peut que mettre en exergue les failles du régime américain en termes de démocratie, régime qui par les nombreux mécanismes de démocratie indirecte, couplée à une séparation quasi inexistante entre l’exécutif et le judiciaire, soumet à un concours de circonstances jusques aux libertés les plus fondamentales.

Sources :
article de L’Obs sur les grandes décisions de la Cour Suprême 
Vidéo Youtube explicative sur le caractère politique de la Cour Suprême
Constitution des Etats-Unis d’Amérique en PDF
Podcast Radio France sur l’élection de Trump
Article de Contrepoints sur le défaut de démocratie aux Etats-Unis