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« L’islamo-gauchisme » à l’université : un dérapage de la ministre ?

Je pense que l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et que l’université n’y est pas imperméable.

Frédérique Vidal

Voilà les mots de Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche invitée sur CNEWS et interviewée par Jean-Pierre Elkabbach. On aurait pu penser naïvement à un simple dérapage de la part de la ministre, mais cette dernière réitère : le lendemain de son interview, elle déclare devant l’Assemblée nationale vouloir lancer une enquête sur l’islamo-gauchisme à l’université, et notamment sur les recherches menées sur le postcolonialisme.

L’origine du terme

Le terme d’islamo-gauchisme nous vient de l’écrivain Pierre André-Taguieff, politologue, historien des idées et sociologue membre du CNRS, en 2000. Il désignait à l’époque une association entre les mouvements de gauche et les mouvements pro-palestiniens.

La réponse du CNRS

Dans la foulée, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) publie un communiqué au titre univoque : « l’islamogauchisme » n’est pas une réalité scientifique pour l’organisme. L’utilisation du terme y est ainsi décrite comme étant « emblématique d’une regrettable instrumentalisation de la science ». Le CNRS conclut qu’il participera bel et bien à l’étude souhaitée par la ministre, mais de manière plus raisonnable que celle de se laisser aller à l’utilisation de tels termes.

Notons que certain.e.s ont critiqué le caractère de juge et partie du CNRS, composé d’universitaires et supposé connaître des pratiques universitaires. On est pourtant accoutumé.e.s en France à ce type d’organisations : l’IGPN n’est-elle pas une institution composée de policier.e.s dont le but est de juger des faits reprochés à des… policier.e.s ?

Un concept vide

Le CNRS l’a dit, le terme d’islamo-gauchisme ne correspond à aucune réalité scientifique. Mais a-t-il seulement un contenu ? A-t-il ne serait-ce qu’un intérêt intellectuel sociologique, politique, ou bien au contraire n’a-t-il de consistance que dans un but qui lui a été assigné ? Alors qu’à l’origine, il correspondait bel et bien à une réalité socio-politique, le terme semble aujourd’hui ne désigner rien d’autre que les mouvements de gauche, et les mulsuman.e.s. Il ne fait pas que les désigner, ce qui serait une entreprise politique ou sociologique neutre, mais il les désigne de manière péjorative. Il les marginalise et les rend extrémistes. Unifier deux catégories de cette manière, inepte et insensée revient à créer une fausse catégorie sociale basée sur l’orientation politique et l’orientation religieuse, de façon à rendre ces orientations déviantes et anormales. Mais qu’y a-t-il d’anormal à être de gauche ou à être musulman.e ? Il cherche plus encore, à délégitimer tout un champs de recherches portant sur les études post coloniales, intersectionnelles et sur le terme de race.

Une stratégie politicienne ?

En 2017, Macron s’était présenté comme un candidat centriste, aux idées humanistes. Pourtant, presque 4 ans plus tard, deux de ses ministres, et précisément les ministres en charge de l’enseignement et de l’éducation supérieure, font usage d’un terme d’extrême droite. Ces déclarations sont en outre très récentes, puisque rien de tel n’avait fait polémique au début du quinquennat de Macron. Hasard ou pas, (ou pas), nous traversons une crise sanitaire, économique et sociale dont la gestion par notre gouvernement est très loin de faire l’unanimité… et les élections présidentielles arrivent dans un an. Aussi, le recours à des concepts controversés d’extrême droite apparait comme une stratégie politicienne d’abord de détournement de l’attention. Quand nous prenons soin de réfuter l’existence d’un islamogauchisme, nous ne parlons plus de la manière dont les étudiant.e.s sont délaissé.e.s par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Plus encore, comment ne pas voir dans cet usage du mot islamogauchisme une tentative délibérée de séduire les électeur/rice.s du Rassemblement national ? Il ne faut pas se contenter de critiquer ce qui pourrait être perçu comme un dérapage de la Ministre. Pour voir les intentions d’un gouvernement, il faut voir vers quoi convergent leurs décisions politiques, médiatiques, leurs prises de paroles… Ajoutons l’usage de l’islamogauchisme au projet de loi séparatisme, sécurité globale, au débat entre Gérald Darmanin et Marine Le Pen, on ne peut y voir qu’une volonté à la fois de récolter les voix du RN, et également de donner aux idées extrémistes de Marine Le Pen une forme de crédibilité. Le but ? Éliminer les partis politiques « classiques » et modérés dès le premier tour de l’élection présidentielle et se retrouver au second tour face à un parti dont on sait qu’il ne sera pas élu grâce au « barrage » traditionnel auquel appelle un grand nombre de chef.fe.s de partis. Ainsi, 67% des personnes interrogées dans un sondage Ifop Le Figaro imaginent déjà un second tour Le Pen-Macron en 2022, dont elles et ils sont une grande majorité à ne pas se réjouir.

Une montée et une normalisation inquiétantes des idées d’extrême droite

Qu’un terme participe d’une stratégie politicienne, cela n’est pas nouveau, et n’est pas plus inquiétant que scandaleux en soi. Ce qui le rend scandaleux, c’est que la montée des idées d’extrême droite, et surtout leur normalisation, c’est-à-dire la perception de leur caractère tolérable par l’opinion publique, sont grandissantes. Notre société, à l’image de celle de l’Europe, est de plus en plus clivée en ce qui concerne particulièrement l’immigration, l’Islam et l’intégration des musulman.e.s en France. En créant de telles polémiques, le gouvernement permet à ces idées de passer pour acceptables, normales et relativement communes. Il permet aussi à ce qu’un certain nombre de nos concitoyen.ne.s adhèrent à ce genre de discours dont elles et ils n’étaient pas partisan.ne.s jusqu’alors. Il faut quand même souligner une chose. Alors que la une du Figaro du 16 février 2021 déclarait : « Comment l’islamo-gauchisme gangrène les universités », Paris-soir intitulait une une en 1940 : « Débarrassons l’université de l’emprise judéo-maçonnique ». Comment ne pas voir un parallèle criant ? L’utilisation de deux concepts vides articulant des notions sans rapport réel entre elles stigmatisant par là-même des catégories sociale et religieuse s’ajoute à une série d’ingrédients ayant mené à ce que nous connaissons de la stigmatisation et persécution des jui.f.ve.s pendant la seconde guerre mondiale : une crise politique, économique sans précédent qui arrive, une crise sanitaire, une montée des idées d’extrême droite, un recul des libertés. Nous devrions grandement nous inquiéter de l’avenir politique de notre pays et de l’Europe, et dénoncer sans relâche ces idées nauséabondes qui gangrènent nos sociétés et nos démocraties.