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Les films de travestissement comme sous-genre de la comédie

Dans son livre Vested Interest: cross-dressing and cultural anxiety1, Marjorie Graber définit la notion de travestissement comme «  des façons par lesquelles le vêtement construit (et déconstruit) le genre, les différences de genre et les relations de pouvoir». Ce mécanisme a été mis en scène à l’écran par plusieurs films, jouant souvent sur la force de l’artifice, en particulier celui de rendre méconnaissable un acteur, tel Travolta en mère au foyer dans Hairspray (2007). Nous nous intéresserons particulièrement à des films qui ont su dépasser la simple astuce du déguisement pour proposer une réelle réflexion sur les rôles de genre traditionnels. De même, nous nous concentrerons sur des œuvres qui ont pour toile de fond la scène théâtrale ou musicale parce que de ce parti pris émane un discours sur le genre et la performance. Nous parlerons donc de Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud , 1959) de Billy Wilder, de Victor/Victoria (1982) de Blake Edwards ainsi que de Tootsie (1982) de Sidney Pollack. Nous mettrons ainsi en parallèle ces films afin de déterminer ce qui les lie, tant sur le plan de la mise en scène et de l’histoire que sur les questions identitaires et sociétales que soulèvent ces long-métrages, pour répondre à la problématique suivante :

En quoi peut-on dire que le film de travestissement constitue un sous-genre à part entière de la comédie ?

Nous parlerons d’abord du travestissement comme moteur du récit puis nous nous pencherons sur l’importance du point de vue, enfin nous explorerons la transgression à plusieurs niveaux, tant par rapport au genre (gender) qu’au genre cinématographique.

Premièrement, pour que le travestissement devienne un genre et non pas juste un élément scénaristique isolé, il faut que l’histoire repose sur ce principe. Dans les trois films de notre corpus, il ne peut y avoir d’intrigue sans le travestissement des personnages principaux. En effet, que ce soit le duo de musiciens Joe et Jerry dans Some Like it Hot, l’acteur Michael dans Tootsie ou encore la chanteuse Victoria dans Victor/Victoria : les protagonistes ne peuvent trouver du travail sans cette transformation vers un autre genre. Ainsi, trouver un emploi devient absolument nécessaire: la pauvreté initiale de nos héros est soulignée par leur manque de ressource. De Paris (Victor/Victoria) à Chicago (Some Like It Hot), le froid glacial se pose comme un ultimatum : ils ne passeront pas un hiver de plus dans ces conditions. Dans Tootsie, les conditions de vie sont moins extrêmes mais les trois films ont en commun la gradation de la situation et la mise en scène de l’échec. Dans le film de Sydney Pollack, Michael se voit refuser plusieurs casting à travers une séquence efficace, rythmée par le montage : des plans moyens sur le protagoniste s’enchaînent rapidement, une voix en hors-champ indique qu’il est à chaque fois trop vieux ou trop jeune pour le rôle, laissant l’acteur désemparé. C’est cette même frustration qui envahit Victoria dans le film d’Edwards, d’ailleurs sorti la même année. L’humour de la séquence ne vient pas ici de l’accumulation mais du contraste entre l’ambiance bon enfant du bar-cabaret où elle passe le casting et la formation de soprano colorature de la jeune femme. Les trois films mettent alors en avant l’idée que les personnages ne correspondent pas à un bon modèle, que le changement est inévitable s’ils veulent trouver du travail. Le travestissement apparaît paradoxalement comme une évidence dans les films du corpus, comme si celui-ci était la seule solution.

L’ambivalente Victoria (Julie Andrews) dans Victor/Victoria

Il faut d’abord noter l’importance du vêtement dans ces trois histoires. Les costumes ont une place centrale dans ces films, non pas seulement en tant que costume mais comme moyen de façonner une nouvelle personnalité, adopter un nouveau point de vue. Tootsie commence ainsi, dès le générique, par des gros plans sur des postiches et du maquillage, symbole de l’artifice à venir mais finit sur l’évocation d’un vêtement comme gage de réconciliation. En effet, lors de la séquence finale, Julie, collègue et amie de « Dorothy », l’alter ego de Michael qui lui avait menti sur son identité, lui demande de lui prêter sa robe jaune dans un dernier geste amical, premier pas vers le pardon. Le costume de Dorothy devient alors symbole de l’amitié et de l’amour qui s’est développé entre Julie et le protagoniste ; comme si, malgré la trahison, un certain esprit de ‘sororité’ subsistait dans le prêt de vêtement. Le maquillage permet de déformer les traits des personnages mais le vêtement au contraire apparaît comme révélateur d’une part plus profonde de leur identité. Dans Victor/Victoria, le procédé devient plus complexe parce que la supercherie se construit sur une double tromperie : Victoria, la chanteuse fait semblant d’être un comte polonais qui lui-même se travestit en femme par amour du spectacle. La coiffe qu’enlève « Victor », alter ego de Victoria, pour révéler sa coupe à la garçonne et signifier son appartenance (prétendue) à la gente masculine est un autre exemple de l’importance accordée aux vêtements et accessoires dans la narration. Ce geste théâtral, qui revient à chaque fin de numéro musical du troublant Victor, souligne que le travestissement, s’il était d’abord une contrainte, devient un jeu, une performance en elle-même.

Dans son essai « Film and the masquerade »2, Mary Ann Doane, écrivaine et professeure américaine, définit le concept de la « mascarade» comme « la reconnaissance d’une féminité qui, en elle-même, est construite en tant que masque, une couche décorative qui sert à masquer une non-identité. » C’est cette idée de « couche décorative » et le poids de celle-ci qui est explorée dans les films du corpus. Sous couvert d’humour, ces changements de costume en disent beaucoup sur les rapports entre les genres et sur le questionnement identitaire de ces personnages. Michael dans Tootsie, au même titre que Jerry dans Certains l’aiment chaud, comprennent la difficulté d’être dans la peau d’une femme, d’abord dans un premier degré trivial, parce qu’ils endossent un costume dur à porter. Jerry dit d’ailleurs au début du film en voyant Sugar (la magnétique Marylin Monroe) «  Regarde ça ! Regarde comme elle bouge ! C’est comme de la gelée ! Elle doit avoir un moteur inclus, c’est pas possible ! C’est ce que je te dis, c’est un sexe complètement différent ! ». Ce contraste entre les genres sera cependant nuancé tout au long du film où, comme dans Tootsie et surtout comme dans Victor/Victoria, la confusion entre le masculin et le féminin se fait de plus en plus importante.

Pour que les catégories binaires de masculin et féminin soient dépassées, et donc que les films rentrent dans ce sous-genre de film de travestissement, il faut déjà que ces classifications soient établies clairement au début du film. Ainsi un personnage est érigé en « modèle » dans chacun des films. Celui-ci sert de point de comparaison entre nos protagonistes usant d’une supercherie et l’idée qu’ils se font du genre opposé. Parce que nous avons un personnage qui s’identifie réellement au genre féminin, ou masculin pour Victor/Victoria, nous pouvons comparer son interprétation de celui-ci par notre protagoniste.

Dans Some Like It Hot, Sugar représente, a priori, un idéal de la féminité : à la fois candide et sensuelle. Jerry essaie d’ailleurs d’imiter cette sensualité dans une séquence burlesque alors que Joséphine, son alter ego féminin, se lance dans un tango endiablé avec Osgood, vieillard lubrique qui l’a invitée à un dîner aux chandelles. Mais ce personnage « modèle » de la jeune femme est lui-même remis en question : Sugar est plus complexe qu’au premier abord. Elle défend sa sexualité et se montre active dans le jeu de séduction. La jeune femme boit aussi comme un trou et n’a donc pas seulement des caractéristiques typiquement associées au « féminin ». De même, dans Tootsie, Julie (Jessica Lange, autre icône glamour du cinéma) représente d’abord la jeune actrice attirante, elle le dit elle-même «  je joue l’infirmière salope » quand elle se présente à Dorothy, l’alter ego de Michael. Mais le film, contrairement au soap d’hôpital dans lequel les deux personnages jouent, présente un personnage contrasté. Julie comme Sugar a aussi un problème avec l’alcool, elle est loin d’être la mère parfaite ou l’unique incarnation d’un fantasme. Dans les deux films, ce qui nous fait questionner l’identité féminine c’est qu’on voit ces deux femmes en période de remise en question. Ces questionnements toucheront à leur tour les personnages travestis, eux-mêmes en quête identitaire. Michael dit d’ailleurs dans la séquence finale : « cette femme (Dorothy) était la meilleure partie de moi-même ». Tous ces personnages, quel que soit leur genre, doivent apprendre à explorer les différentes composantes de leur personnalité. Cette remise en question sert aussi pour les protagonistes masculins à être confrontés à leur propre sexisme. En particulier pour Jerry chez Billy Wilder et Michael chez Sidney Pollack, les deux sont montrés comme des dragueurs invétérés.

Dans Victor/Victoria, la transformation est plus complexe mais la question de l’identité est néanmoins exploitée. Ici le modèle masculin est paradoxal parce qu’il est déjà hors-norme. En effet, c’est Toddy qui aide Victoria à se transformer et qui lui apprend à devenir un homme, en entraînant sa voix dans les graves, par exemple. Pourtant, lui-même se considère comme « une folle », selon ses mots, et a sa vision bien à lui de la masculinité. Victor, alter ego masculin de Victoria, dit d’ailleurs à King Marchand, lorsque celui-ci remet en question l’identité masculine du protagoniste : « je suis un homme différent de vous » « quel type d’homme êtes-vous ? » « Un homme qui n’a pas besoin de le prouver ». Il est intéressant de noter que Victoria a l’air plus sûre d’elle que Marchand dans son genre alors que celui-ci ne correspond pas à son identité. Marchand est aussi un exemple de masculinité mais celle-ci est également remise en question. Après une scène de sexe suggérée entre lui et sa compagne, l’agaçante Norma, on découvre qu’il n’a pas réussi à garder son érection, symbole d’une certaine masculinité bafouée.

L’aspect unidimensionnel de l’identité féminine et masculine est ainsi remis en question même dans ces personnages modèles. Néanmoins, ces films ne sont pas non plus une apologie du féminisme et restent problématiques à bien des égards. Il est cependant intéressant de noter les similarités de ces long-métrages qui constituent à eux trois un sous-genre inattendu de la comédie.

Sugar, (Marylin Monroe) dans Some Like It Hot, jeune candide ou incarnation du sex appeal?

Deuxièmement, une des caractéristiques majeures de ce genre comique se trouve dans l’importance accordée au point de vue. Les protagonistes de ces films, pensant juste d’endosser un costume, se retrouvent en réalité à devoir adopter un point de vue sur le genre opposé. Cette découverte est renforcée par un jeu de double regard : celui du protagoniste sur ce nouveau genre mais aussi celui du spectateur sur la séquence. Les trois réalisateurs, avec différentes approches de la mise en scène, détournent l’usage du regard, en particulier avec une réécriture du male gaze. Ce concept, développé par Laura Mulvey dans Plaisir visuel et Cinéma narratif3 (1975), montre qu’il existe une représentation dominante qui consiste à voir le film par le prisme du désir masculin voyeuriste porté sur le corps de la femme, qui serait alors dans la passivité. Chez Wilder, Pollack et Edwards, la scopophilie du spectateur n’est pas totalement absente mais est exploitée à d’autres fins. En effet, les séquences qui filment le corps de la femme révèlent plus de la curiosité que du simple désir charnel. Deux séquences en particulier montrent ce processus. La scène de la salle de bain dans Victor/Victoria, où le jeu avec l’espace et le décor rappellent des gags hérités de la comédie du cinéma muet, en est un premier exemple. En effet, King Marchand essaie de découvrir « la vraie nature » de Victoria et de confirmer sa théorie qu’il s’agit, en réalité, d’une femme. La séquence reprend certains éléments du male gaze traditionnel : l’homme regarde Victoria sans qu’elle le sache et le corps de la jeune femme est morcelé par le montage. En revanche, cette mise en scène renforce l’humour de la séquence : l’homme essaie de se cacher à plusieurs endroits. La caméra mobile suit ses déplacements nous montrant, à nous spectateurs, qu’il est sur le point de se faire prendre, puis suivant les déambulations de Victoria et de son ami Toddy dans la luxueuse chambre d’hôtel. L’aspect voyeuriste est alors désamorcé par le comique de la situation : comment va-t-il sortir de la suite ? De plus, la scène de révélation où il voit le corps dénudé de la femme semble montrer que sa satisfaction vient plus du fait qu’il avait raison et qu’il avait découvert l’identité cachée de Victoria plutôt que seulement du plaisir de la voir nue.

Dans Tootsie et Some Like It Hot, l’humour de la situation vient aussi désamorcer le male gaze. Dans le film de Sidney Pollack, Michael, présenté comme Dorothy, entre dans un vestiaire où une femme en petite tenue se change. Le male gaze pourrait être présent parce que le corps féminin est objectifié et qu’elle ne se doute pas de la supercherie, mais la position de Michael l’empêche de succomber au désir : il doit avant tout garder son rôle. La nudité de la jeune femme nous rappelle aussi tout ce que Michael n’est pas physiquement, toujours couvert de maquillage et d’artifice, et vient ajouter un contraste comique. Dans Some Like It Hot, on retrouve le même procédé : alors que Jerry essaie de dormir, Sugar apparaît en nuisette dans sa couchette pour une soirée improvisée. Il s’ensuit une séquence burlesque basée sur l’accumulation des corps féminins qui s’entassent dans la toute petite couchette. Ce trop-plein amène Jerry à tirer sur la sonnette d’alarme. Le male gaze est alors entravé par le subterfuge qu’essaye de conserver Daphné, alter ego féminin de Jerry. La mise en scène, qui présente d’abord les corps féminins morcelés, des jambes sortant des couchettes, insiste sur le caractère oppressant de la séquence pour Jerry, bloqué par le cadrage, encerclé de femmes.

Enfin, la question de point de vue prend une autre dimension quand on considère également la mise en abyme présente dans les trois films. Chacun représente à sa façon une vision du spectacle et montre que les conventions de genre, même si elles dépassent le cadre de la scène, constituent aussi une performance en soi. Dans Tootsie, Jeff, le meilleur ami de Michael, parlera d’ailleurs du « meilleur rôle de sa carrière » pour parler du subterfuge du protagoniste. Sa position d’acteur lui donne un recul nécessaire pour pouvoir imiter une femme, montrant la fonction de l’acteur au cinéma : pouvoir être un corps modulable à l’écran. Pourtant, cette imitation ne suffit pas à vraiment comprendre les femmes, c’est seulement en subissant les attouchements d’un collègue de travail qu’il comprendra les problèmes auxquels sont confrontées les femmes quotidiennement. Ce même motif sera repris dans Some Like It Hot par le personnage, certes plus sympathique, d’Osgood, excité par Daphné, la Jerry au féminin, qu’il ne manquera pas d’embrasser de force dans une scène d’ascenseur inspirée du cinéma burlesque.

Dans Victor/Victoria, la mise en abyme est plus vertigineuse parce qu’elle s’emboîte sur différents niveaux de conception du genre : une actrice (Julie Andrews) joue une chanteuse (Victoria) qui joue un comte travesti (Victor) qui joue lui-même une femme (Victoria à nouveau). La performance, comme dans Tootsie, est mise en avant, mais devient aussi un des enjeux du spectacle du bar-cabaret parisien. En effet, le numéro de danse et de chant est basé sur la « révélation » finale que cette femme glamour est en fait une drag queen. Étourdissant par cette superposition des identités, le film fait du genre une expression ludique de la personnalité de nos protagonistes hauts en couleur. Cette idée se retrouve également dans Some Like It Hot et Tootsie où le personnage masculin, contre toute attente, se plaît à découvrir cette partie cachée, voire tabou, de son identité. Le film de Billy Wilder montre que Jerry embrasse son alter ego Daphné et se surprend lui-même à imaginer son mariage avec Osgood. Le comique de répétition fonctionne alors bien ici. Alors que Joe ordonne à son partenaire de se répéter sans cesse « je suis une femme, je suis une femme » pour échapper aux tentations charnelles de jolies musiciennes de la troupe itinérante, ici il lui dit au contraire de se répéter « je suis un homme, je suis un homme ». Le subterfuge semble avoir « trop » bien marché avec Jerry, qui commence à avoir des préoccupations jugées « féminines » par la société.

De même, Michael, dans Tootsie, prend un réel plaisir à choisir ses tenues et à trouver LA robe pour son premier rendez-vous avec sa collègue de travail. Sidney Pollack montre, en fait, que Dorothy semble devenir une personne à part entière. Julie s’exclame à la fin du film « Dorothy me manque », ce à quoi Michael répond qu’elle n’est pas entièrement partie. Les trois films jouent avec notre conception de la masculinité et de la féminité pour montrer que l’identité repose sur des fondations plus complexes.

C’est ce même esprit du jeu qui réunit les films de notre corpus, qui n’ont pas pour ambition de révolutionner les catégories sociétales binaires mais plutôt de transgresser les interdits par le biais de la comédie.

De même, la force comique de ce genre de films de travestissement vient de son rapport aux stéréotypes. Les acteurs sont employés à contre-emploi : que ce soit les sex symbol masculins que représentent Dustin Hoffman ou Tony Curtis. Même Julie Andrews est bien loin de la figure très pure de la Mélodie du Bonheur, qu’elle s’était déjà employée à déconstruire dans S.O.B, son film précédent, également réalisé par Blake Edwards.

Troisièmement, le genre de la comédie de travestissement vient aussi de son rapport à la transgression. Comme nous l’avons vu, les trois films repoussent, de manière ludique, les limites entre les genres. Mais même dans leurs conceptions des personnages secondaires, on retrouve cette idée de transgression, notamment dans les rapports de couple. Dans Tootsie, aller au-delà des interdits revient aussi à montrer des femmes émancipées : le personnage de Sandy, bien qu’il soit peu représenté dans le film, en est un exemple. Elle choisit de rompre les liens avec Michael quand, après plusieurs rendez-vous manqués, il lui explique qu’il est amoureux d’une autre femme. L’action en elle-même n’est pas transgressive, c’est la réplique de Sandy qui rajoute du piment à la scène : «  Je n’ai jamais dit que je t’aimais, tes ‘je t’aime’ ne m’intéressent pas, j’ai Le Deuxième Sexe, j’ai lu Le Complexe de Cendrillon, je suis responsable de mes propres orgasmes, je m’en fiche de tout ça, c’est juste que je n’aime pas qu’on me mente ». Les références ironiques de Sandy à Simone de Beauvoir et à Colette Dowling montrent une certaine distance vis à vis du modèle féminin : celle-ci n’est plus dans la passivité ou dans un cadre attendu de jeune femme délaissée d’un triangle amoureux, elle reprend le contrôle de sa vie amoureuse. C’est en cela que Sidney Pollack dépasse avec provocation les codes habituels de la comédie romantique.

Dans Some Like It Hot et Victor/Victoria, la transgression des rapports amoureux est synthétisée par deux échanges qui se font écho d’une œuvre à l’autre. Chez Wilder, l’histoire s’achève sur un dernier bon mot qui est devenu une des répliques les plus connues du film. Jerry, toujours déguisé en Daphné, tente de dissuader Osgood de l’épouser. Étant à court d’arguments, il finit par lui dire la vérité : « Je suis un homme », ce à quoi le vieil homme répond « Personne n’est parfait ! ». Cette dernière réplique bouleverse les codes par sa simplicité : Wilder joue sur l’aspect inattendu de cette fin. Chez Edwards, on retrouve cette même idée, peut-être de manière moins subtile, avec l’échange de Victoria et King Marchand après une étreinte passionnée : « Je me fiche que vous soyez un homme » « Je ne suis pas un homme » « Je m’en fiche aussi». Ces échanges présents dans les deux films, montrent que l’attirance et l’amour, surtout dans Certains l’aiment chaud, vont au-delà des règles imposées par la société ou même par le genre de la comédie romantique.

Michael (Dustin Hoffman) et Julie (Jessica Lange), une amitié pas comme les autres dans Tootsie

De même, cet esprit de transgression se retrouve par la représentation de corps hybrides à l’écran. Bien que la transformation soit faite avec soin dans le film, il y a toujours un moment de bascule où le costume ne suffit plus et où la vérité éclate. Ce mélange féminin/masculin montre une incarnation physique de l’ambivalence des personnages. Dans Some Like It Hot, les éléments de costumes de deux genres sont aussi des éléments nécessaires à l’intrigue : quand Joe se transforme en Joséphine puis en Shell Junior, jeune héritier riche créé pour séduire Sugar, il oublie d’enlever ses boucles d’oreilles. Cette hybridité de la figure masculine par le costume se retrouve aussi dans Tootsie lorsque ‘Dorothy’ fait un long monologue durant un épisode en direct du soap pour enfin révéler son identité en enlevant sa perruque. Nous retrouvons alors Michael, qui reprend sa voix grave, mais dont le visage porte toujours les traces du maquillage de Dorothy. De même, Victor/Victoria repose sur l’hybridité du corps de la chanteuse, dont la performance met en avant les limites brouillées entre le masculin et le féminin. Ces représentations des protagonistes à mi-chemin entre subterfuge et réalité nous montrent encore une fois la complexité de la construction du genre. Les films n’ont pas pour autant l’ambition de révolutionner nos conceptions genrées mais plutôt de souligner l’absurdité de certaines conventions qui deviennent un tremplin du comique.

Enfin, le film de travestissement se définit aussi par l’hybridité : tant sur son rapport au gender qu’au genre cinématographique. Parce qu’ils entretiennent un rapport étroit avec la scène et la musique, Some Like It Hot et Victor/Victoria illustrent particulièrement ce mélange entre screwball comedy et backstage musical. Les séquences de chant, le « jazz hot » de Victor/Victoria et le charmant numéro de Marylin Monroe, « Running Wild » montrent que, même dans la musique, on retrouve un certain sens de la transgression. Les cinéastes jouent ainsi avec l’image de la femme séductrice mais émancipée, qui « perd le contrôle »4.

Dans Victor/Victoria, l’hybridité vient aussi des ruptures de ton entre les différents genres comiques. Le film met en avant de dialogues incisifs prononcés par d’élégants personnages, proches des protagonistes d’Ernst Lubitsch. On pense notamment à l’échange entre Victoria et Toddy : «  Depuis combien de temps êtes-vous homosexuel ? » « Je ne sais pas, depuis combien de temps êtes-vous soprano ? ». Cet humour ironique est très vite contrasté par des gags plus visuels et primaires : Victoria sort à un moment donné d’un placard pour assener, de manière comique, un coup à l’amant de Toddy. Une autre séquence qui marie bien le burlesque et la comédie sophistiquée est la scène de confrontation au bar de Toddy où, alors que le groupe de spectateur en vient aux mains, l’orchestre commence à jouer « La Marseillaise» pour détourner l’attention du chaos général. Victor/Victoria, dont l’histoire se passe à Paris, détourne la prétendue sophistication française avec humour pour montrer une scène de confrontation loufoque. Le « film sur Paris » pourrait d’ailleurs constituer un genre à part entière.

Dans Tootsie, la mixité des genres se remarque moins parce qu’elle regroupe comédies et rom com à l’américaine. On retrouve ainsi des éléments de la comédie romantique en plus du burlesque de la situation. En effet, le montage enchaîné où Julie, qui a invité ‘Dorothy’ chez son père à la campagne, se lie peu à peu à l’homme qu’elle pense être une femme, est un bon exemple d’un code cinématographique très utilisé dans les comédies romantiques.

Le métissage du genre cinématographique dans Some Like It Hot est plus évident: le film s’ouvre sur une séquence de course poursuite qui nous laisse penser que nous allons assister à un film de gangster. La trame du mafieux Spats Colombo se poursuit d’ailleurs jusqu’à la fin de l’histoire, mais donne également lieu à des retournements de situation burlesques, notamment Jerry et Joe tentant de s’enfuir en talons, après avoir été repérés.

L’hybridité des genres vient donc rajouter un point commun entre ces films de travestissements qui nous parle de l’identité au masculin et au féminin, mais aussi de notre rapport de spectateur. Annette Kuhn, théoricienne du cinéma, dans son essai The Power of the Image5 le résume bien : « Peut-être que le plaisir des films de travestissements vient dans sa capacité à nous donner, au moins pour quelques instants, une vision d’un genre fluide avec différentes options, un aperçu d’un ‘monde en dehors de l’ordre établi, qui, est celui pensé et représenté en temps normal’ – une perspective utopique qui permettrait de défaire les liens qui nous rattachent à un modèle basé sur nos différences sexuelles dans nos discours et nos cultures ». Some Like It Hot, Victor/Victoria et Tootsie contribuent, à leur manière, à défier l’ordre établi, peut-être en étant révolutionnaires malgré eux, mais toujours dans un esprit de transgression et d’humour avant tout.

En conclusion, ces trois films appartiennent au genre du film de travestissement à travers leurs nombreux points communs, tant dans la mise en scène que dans le sens de l’histoire et le rapport au gender. L’habit devient un outil narratif et un vecteur d’une nouvelle identité plus qu’un simple déguisement. De même, les trois films ont une certaine dimension transgressive qui ajoute du piquant à l’histoire en questionnant les rapports de pouvoir homme/femme. Enfin, ces trois œuvres questionnent nos rapports aux catégories, que ce soient celles imposées par la société ou celles qui nous permettent de classifier le cinéma.

Par leur questionnement identitaire profond, malgré l’aspect loufoque des situations mises en scènes, les trois films rappellent la célèbre citation d’Oscar Wilde, lui aussi maître de la comédie à sa manière : « un homme est le moins lui-même quand il parle en son nom. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité ». En se travestissant, Joe, Jerry, Victoria et Michael nous révèlent des parties de leurs personnalités qu’ils ignoraient jusqu’à présent, pour le plus grand plaisir du spectateur.

BIBLIOGRAPHIE

MULVEY Laura, “visual pleasure and narrative cinema “ Oxford journals vol. 16, no 3, automne

1975, p. 6–18

https://www.asu.edu/courses/fms504/total-readings/mulvey-visualpleasure.pdf

GRABER Marjorie, « Vested Interest : cross dressing and cultural anxiety » (1991) ed.Routledge,

498p

DOANE Mary Ann, Film and Masquerade, “theorizing the female spectatorship” (1982) Circles

KUHN Annette, “The power of Image: Essay on representation and sexuality” 156p, (1985)

https://books.google.com/books?hl=fr&id=7SPyRKWivPgC&q=crossdressing#

v=snippet&q=cross-dressing&f=false

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FILMOGRAPHIE

WILDER Billy, Some Like It Hot (Certains l’aiment chaud , 1959), États-Unis

EDWARDS Blake, Victor/Victoria (1982), 134 min, États-Unis

POLLACK Sidney, Tootsie (1982), 114 min, États-Unis

ICONOGRAPHIE

https://www.pinterest.fr/pin/248401735670418774/

https://www.latimes.com/entertainment-arts/books/story/2019-11-06/julie-andrews-home-work- critics-notebook-book-club

https://fi.pinterest.com/pin/574209021236647469/

1. GRABER Marjorie, « Vested Interest : cross dressing and cultural anxiety » (1991) ed.Routledge, 498p

2. DOANE Mary Ann, Film and Masquerade, « theorizing the female spectatorship » (1982) Circles

3. MULVEY Laura, “visual pleasure and narrative cinema “ Oxford journals vol. 16, no 3, automne 1975, p. 6–18

4. Cf le refrain de « Running Wild », « Running, wild, lost control, running wild, mighty bold »

5. KUHN Annette, “The power of Image: Essay on representation and sexuality” 156p, (1985)